Mon métier de consultant m'a permis de regarder le cœur des entreprises. Il m'a permis d'analyser les changements dans leur fonctionnement. Et ce que j'ai constaté n'est pas de nature à susciter l'optimisme. Jusque dans les années 70, ce que l'on appelle la culture d'entreprise se construisait par le bas, c'est-à-dire que l'état général des esprits se formait petit à petit par les échanges entre les salariés. Les espaces de liberté, aussi restreints étaient-ils, permettaient ces échanges grâce auxquels des idées s'échangeaient et des philosophies du travail dans l'entreprise se constituaient. Aujourd'hui, dans une recherche obsessionnelle de la productivité, contrepartie nécessaire des réductions de personnel et de la recherche du profit, le management d'entreprise a investi ces espaces d'autonomie et les a instrumentalisés pour tourner à son bénéfice les réflexions et échanges entre les salariés. Les espaces de liberté sont ainsi récupérés par le management au nom de la motivation et sont investis par les outils de contrôle. Cette perte d'autonomie rend la position du salarié plus difficile aujourd'hui qu'elle ne l’était dans les années 70-80. Le management se confond avec l'utilisation d'outils qui oublient totalement la dimension humaine. Quant à la culture d'entreprise, le management la remplace par un discours confus, technocratique et changeant en fonction des modes importées par les consultants et des circonstances. La confusion du discours lui sert de prétexte pour noyer le conflit traditionnel patron-salarié. Le management se perd dans un discours guerrier valorisant l'implication permanente du salarié, instrumentalisé par toute une batterie d'outils d'évaluation et de contrôle de l'activité. Cela permet au management de pallier son manque de connaissance profonde du métier, ce qui était l'apanage de l'encadrement jusque dans les années 70 (on pourrait dire la même chose des ministres qui nous gouvernent !). Le formalisme méthodologique a remplacé la compétence professionnelle du cadre. Ce comportement crée une fracture entre le patronat et les salariés beaucoup plus profonde que celle qui existait lorsque les conflits patron-salariés partageaient la même expérience du métier. La gestion des hommes s'est transformée en gestion "des ressources humaines", gestion d'une ressource consommable au même titre que les autres. La "communication", expertise du management actuel, a remplacé le dialogue.
Trois acteurs principaux interviennent dans le fonctionnement de l'entreprise : le manager, le salarié, l'actionnaire. Jusqu'au début des années 90, l'actionnaire n'avait que peu de pouvoirs et sa participation aux conseils d'administration était souvent symbolique. Ceci pour une raison bien simple, c'est que l'actionnaire est souvent, en même temps, le manager d'une autre entreprise et, pour éviter tout conflit dans la gestion de sa propre entreprise, il a tout intérêt à se montrer conciliant au sein du conseil d'administration de son collègue ! Les actionnaires et les managers d'entreprises forment une caste qui cherche à fonctionner de la meilleure façon possible.
Aujourd'hui, un nouvel actionnaire a fait son apparition : le fond de pension anglo-saxon. En effet, dans les pays anglo-saxons, les retraites sont constituées, non par un système par répartition, mais par capitalisation. C'est le salarié qui confie une part de son salaire à un investisseur chargé de faire fructifier cette épargne. Cet investisseur place cet argent en bourse, c'est-à-dire achète des actions ; il devient ainsi actionnaire d'entreprises choisies pour leurs performances. Ce système s'est élargi aux fonds purement spéculatifs. Ce nouveau type d'actionnaire a pris une importance considérable. Le pouvoir des fonds de pension et des fonds spéculatifs se traduit par une nouvelle conception du pouvoir dans l'entreprise : le "gouvernement d'entreprise" (la « corporate governance », pour être à la mode !). Le manager est sous le contrôle des actionnaires et il est demandé à ce dernier de tout faire pour augmenter la valeur de l'action à court terme. Ce faisant, les actionnaires exercent un chantage sur le manager, consistant en la possibilité de vendre la totalité des actions de l'entreprise qu'ils possèdent, provoquant une chute de leur valeur boursière (exemple fameux : le retrait des fonds de pension lorsque Alcatel a annoncé (en 1998) que ses bénéfices ne seraient pas à la hauteur des prévisions : en une journée, l'action Alcatel a perdu 35 % de sa valeur !). Or, pour augmenter la valeur de l'action à court terme, le manager n'a pas beaucoup de solutions : ou bien racheter lui-même ses propres actions pour en diminuer le nombre et augmenter la valeur de celles qui restent en bourse (ce qui est rare est cher !) et, ce faisant, l'argent dépensé à ce type de rachat vient en déduction des investissements productifs ; ou bien réduire les dépenses, c'est-à-dire licencier (c'est pourquoi toutes les fusions s'accompagnent de licenciements massifs, afin d'assurer une augmentation de la valeur des actions). Ce phénomène de prise de pouvoir par les fonds spéculatifs a été facilité par la mondialisation du marché des capitaux et leur libre circulation (sans aucun contrôle). Un petit nombre d'investisseurs institutionnels détient aujourd'hui une part croissante du capital des entreprises (50 % en France au début de ce siècle). La France est l'un des pays où la progression des investissements étrangers, spécialement des fonds de pensions américains, a été la plus rapide en profitant des opérations de privatisation. Ces investisseurs imposent peu à peu leurs règles de management des entreprises, règles dans lesquelles les collaborateurs ont peu de poids et peu de place. Le slogan de la démocratie moderne est : Liberté, Egalité, Fraternité ! Liberté de détruire, Egalité dans la précarité, Fraternité du profit …
Le vocabulaire commun remplace souvent le mot de salarié par celui de collaborateur. Doit-on y voir une volonté de rapprochement des intérêts ou, plus vraisemblablement, de démagogie dirigée vers le salarié ? Le mot collaborateur veut dire "qui partage le même travail" (cum-labor). La stricte acception du mot ne s'applique donc qu'entre des acteurs effectuant les mêmes tâches ou participant à un même travail, c'est-à-dire coopérant pour l'atteinte d'un même objectif. Or, le travail du manager n'est pas celui du subordonné. Le manager n'effectue que des tâches fonctionnelles de gestion, le collaborateur effectue des tâches de nature opérationnelle. L'expression "petit chef" montre bien que le travailleur ne considère pas son supérieur hiérarchique comme partageant un même destin. Le fait que le travailleur attende, comme reconnaissance de son travail, le versement, par le manager, d'un salaire crée une dépendance matérielle qui exclue, le plus souvent, toute possibilité de coopération. Aujourd'hui comme toujours, le manager évalue la contrepartie en travail qu'il attend du salarié pour le versement d'une certaine quantité d'argent. Le travailleur accomplit ce travail et reçoit un dû. Ce type d'échange est de nature purement contractuelle. La collaboration n'est que le strict respect des termes du contrat. La tendance actuelle du manager est de proposer un contrat qui le lie le moins possible, d’où la prolifération des contrats à durée déterminée et à temps partiel, rendant ainsi plus précaire la situation du salarié.
Mais enfin, il faut bien trouver du boulot…
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