La polémique actuelle, qui s’est levée comme un ouragan à la suite de la proposition du Président de la République demandant que chaque enfant se voit « confié » la mémoire d’un enfant mort en déportation, donne à chacun le devoir de s’interroger sur la façon dont la société exerce son devoir de mémoire. Peut-on dire que tout est fait pour que personne n’oublie plus jamais (tout tient dans le « jamais ») l’horreur que des hommes ont engendrée ? La mémoire doit-elle se satisfaire d’une connaissance généraliste et partielle, globalisante, noyant dans un anonymat rédempteur et collectif les victimes expiatoires d’une folie humaine ? Hélas, la Shoa n’est pas le seul génocide perpétré par les hommes et ne peut faire sombrer dans l’ombre immense de sa démesure le génocide des Arméniens de Turquie, des Tutsis du Rwanda, des Albanais de Serbie, des chiites irakiens. L’horreur de la Shoa n’a pas empêché celle du Rwanda ni celle du Kosovo. La mémoire ne semble pas être suffisante pour empêcher la folie collective des hommes. Alors ? Les adultes, ayant montré leur incapacité à tirer les leçons de l’histoire, doivent-ils se décharger sur leurs enfants de la mémoire de l’indicible, lorsqu’on soupçonne que cela ne sera peut-être pas suffisant ? Les adultes peuvent-ils échanger le sommeil de leur conscience par les cauchemars de leurs enfants ?
Mais le problème ne peut se limiter à cette interrogation trop facile à cause de son évidence. Instaurer chez les enfants un devoir de mémoire spécifique attaché aux enfants juifs morts en déportation ne risque-t-il pas de renforcer, sinon de créer, un esprit communautaire ? Que demande-t-on aux enfants ? De garder en mémoire le nom d’un enfant juif ou celui d’un enfant ? De même, ce devoir de mémoire s’attache-t-il à un enfant mort ou à un enfant ? Ces questions montrent qu’il est indispensable d’expliquer avec intelligence le comment et le pourquoi pour ne pas laisser l’enfant seul en face de l’horreur. Devoir de mémoire et pédagogie sont, comme toujours, indissociables. L’indignation de Simone Weil se comprend aisément si l’explication manque (encore que ses propos du 16 Février au Pavillon d’Armenonville ont été beaucoup plus mesurés). Mais l’hydre n’est pas morte qui peut renaître d’une autre folie collective emmenée par un fanatique affamé de pouvoir. Ne doit-on pas, alors, tout faire pour empêcher que l’horreur recommence ? Et, dans ce but, le meilleur moyen n’est-il pas d’éduquer les enfants dans « l’horreur de l’horreur » ? La violence est constamment mise devant les enfants par l’intermédiaire de la télévision ou des jeux video. N’est-il pas sain que les enfants comprennent très tôt que la violence n’est pas uniquement virtuelle et qu’elle peut ne pas être un simple jeu ? On meurt deux fois. La première fois lorsque la vie vous quitte, la seconde lorsque l’oubli vous efface de toutes les mémoires. Que vaut-il mieux ? Le souvenir ou l’oubli ? On objecte que l’âge est un risque et que le poids du souvenir est trop lourd pour de jeunes esprits. Il est certain que l’on ne parle pas de Hitler aux enfants du primaire. Peut-être est-ce pour cela que certains d’entre eux n’en entendront jamais parler (Hitler, connais pas !). Dans tous les domaines, les pédagogues insistent sur l’importance de l’enfance pour assimiler et comprendre. Pourquoi pas dans celui qui nous préoccupe ici ? Le risque de la culpabilité enfantine doit pouvoir être maîtrisé par une pédagogie collective. La faisabilité et la méthodologie de la mise en œuvre d’une idée comme celle-là auraient dû être soigneusement réfléchies avant de tomber dans la tentation de l’inattendu. Dans le seul but du sensationnel, a-t-on le droit de négliger une nécessaire réflexion préalable qui engage toute une société ?
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