Ayant hérité de sa famille une petite fortune, plein d’idées et d’esprit d’entreprise, Jean Treprand créa un petit atelier où il fabriquait, avec deux employés, un grille-pain ingénieux sur une idée qu’il possédait depuis qu’enfant, il regardait sa mère faire griller les tranches de pain sur la cuisinière. Son produit trouva rapidement une clientèle locale dans sa petite ville et sur les marchés locaux. Devant le succès de son grille-pain, il décida alors d’augmenter sa production et, quittant son atelier, il ouvrit une petite usine où il embaucha une dizaine d’ouvriers venant du village et de ses environs. Inventif et entrepreneur dans l’âme, il décida d’élargir la gamme de ses produits, acheta quelques machines-outils allemandes et accrut son personnel. Il lui fallut alors un chef d’atelier et un comptable. Ses ouvriers venaient de beaucoup plus loin et il réfléchit à la meilleure façon d’améliorer leur vie. Il décida de franchir un grand pas et fit construire une série de petites maisons pour les loger à proximité de l’usine. L’arrivée de toutes ces familles eut un gros impact sur la ville. Des commerces s’ouvrirent, des classes supplémentaires se créèrent à l’école qui se transforma bientôt en collège. La ville s’enrichit et les travaux d’aménagement se multiplièrent. Comme la production demandait de faire venir à l’usine des matières premières et des composants, quelques-uns des fournisseurs de l’usine ouvrirent une succursale dans la ville. Lui, soucieux de ses ouvriers, fit construire une cantine puis une garderie pour les enfants, car les femmes venaient maintenant travailler à l’usine. Les années passèrent, l’usine s’agrandit, la ville s’enrichit. Le banquier se frottait les mains car les bénéfices de l’usine venaient alimenter son compte bancaire le plus important. Lui aussi, bien sûr. Le nombre des salariés augmentait de plus en plus. L’ambiance à l’usine était sereine. Jean Treprand avait maintenant à ses côtés deux collaborateurs pour l’aider dans les taches de gestion. Les ouvriers appelaient leur patron Monsieur Jean. Et puis, un jour, les salariés créèrent une cellule syndicale afin de défendre leurs intérêts, disaient-ils. Ils ont dit que le patron était paternaliste et que c’était une injure à la classe ouvrière parce que c’était un management méprisant. Ils firent grève pour obtenir des augmentations de salaire et la prise en charge de leurs frais de déplacement. Tout en cherchant à ne pas mettre l’usine en danger, Jean Treprand accepta en partie ces revendications. Mais les relations avec les ouvriers devinrent plus difficiles. Il y eut même des manifestations violentes avec blocage de l’usine et piquets de grève devant le portail d’entrée. Ils enfermèrent même Monsieur Jean pendant tout un week-end dans son bureau. Une angoisse obsidionale régnait alors parmi les ouvriers.
Cependant, malgré ces difficultés, tout allait à peu près bien jusqu’au jour où des produits concurrents provenant de l’étranger commencèrent à envahir le marché. Des produits moins bons, certes, moins fiables mais beaucoup moins chers. Ils étaient fabriqués dans des pays où le coût du travail était beaucoup plus faible car les salaires étaient ridiculement bas. Les ventes se firent alors difficiles. Et puis, le prix des matières premières s’accrut considérablement. Les bénéfices s’évaporèrent comme neige au soleil. Il fallut envisager de licencier un certain nombre de salariés. L’atmosphère, à l’usine, devint de plus en plus lourde. Le bilan annuel vira au rouge et Jean Treprand se trouva dans l’obligation de négocier avec la banque des prêts et des découverts que le banquier, oublieux du passé, lui accordait de plus en plus difficilement. Et puis, un jour, il fallut se rendre à l’évidence : la faillite n’était plus très loin. Jean Treprand s’enquit alors d’un repreneur. Et il en trouva un. C’était un groupe industriel important qui, implanté dans plusieurs pays, pensait se servir de ses différentes implantations pour agrandir le marché des produits de l’usine. Jean Treprand, la mort dans l’âme, vendit son usine. Les nouveaux managers rachetèrent la totalité du capital et ils nommèrent Jean Treprand président d’honneur, mais c’était là une nomination honorifique et sans aucun pouvoir. Les salariés, un instant inquiets, se rassurèrent rapidement en constatant que la faillite avait été évitée. Mais, rapidement, ils constatèrent aussi que le mode de management avait radicalement changé. Il n’était plus du tout question de paternalisme, mais de performances, d’objectifs, de polyvalence, de productivité. Les nouveaux managers, au prétexte de recentrer les activités sur le cœur de métier, arrêtèrent un certain nombre de fabrications pour les confier à des sous-traitants et se séparèrent des ouvriers concernés. Il fallait que la rémunération des actionnaires augmente fortement. C’était le seul moyen pour que le fond de pension, actionnaire majoritaire, ne revende pas la totalité de ses actions en se retirant du capital. Pour soutenir leur cours et préserver les dividendes des actionnaires, les managers utilisèrent les bénéfices pour racheter les actions détenus par les actionnaires minoritaires plutôt que d’investir. Le nombre d’ouvriers diminua fortement car le chiffre d’affaires s’effondrait. Un peu forcé et sans recevoir de parachute doré, Jean Treprand pris sa retraite, poussé dehors par le nouveau PDG. L’inquiétude revint parmi les salariés. Les grèves se multiplièrent. La concurrence étrangère devint féroce. Et puis un jour, les salariés reçurent une lettre à leur domicile parlant de mondialisation, de globalisation des marchés et leur apprenant que leur usine allait être délocalisée dans un pays d’Europe de l’Est. Il leur était proposé de suivre l’usine dans ce pays en acceptant une forte réduction de salaire pour être à peu près au niveau des salaires moyens locaux. En cas de refus de leur part, le management se verrait dans la pénible obligation de les licencier. Ce fut un grand choc chez les ouvriers qui se mirent immédiatement en grève. Les réunions se multiplièrent. Un petit nombre d’entre eux accepta les conditions proposées, mais le plus grand nombre se révolta et refusa tout net. Ils se réunirent tout un week-end dans la salle polyvalente de la ville pour décider de la conduite à tenir. Ils décidèrent d’occuper l’usine dès le Lundi suivant à l’aube. Mais, lorsqu’ils se présentèrent sur leur lieu de travail, ils constatèrent, consternés, que l’usine était cadenassée. Après avoir forcé l’ouverture, la stupeur fut à son comble quand ils s’aperçurent que les machines et les stocks avaient disparu. Les bureaux étaient vides, les locaux silencieux. Ce fut un choc violent. Certains ouvriers pleuraient. Ils organisèrent une manifestation en ville. Des personnalités politiques vinrent les soutenir tout en leur faisant comprendre qu’ils ne pouvaient rien faire pour eux. Petit à petit, après une période de grands désordres, le calme se rétablit et les anciens salariés se retrouvèrent au chômage ainsi que ceux des anciens fournisseurs qui firent rapidement faillite. Une antenne de l’ANPE vint même ouvrir un bureau en ville. Le syndicat entama une action en justice et les propriétaires de l’usine furent condamnés à verser de lourdes indemnités aux anciens salariés. Mais, comme ils avaient quitté la France, cette action en justice n’eut aucune suite et aucune indemnité ne fut jamais versée. L’usine fermée, les ouvriers dispersés, toute la ville se trouva en situation difficile. Au collège, deux classes furent fermées car le nombre des élèves avaient fortement diminué. La ville devint triste et grise et sa jeunesse partit pour chercher du travail ailleurs.
Une histoire, dites-vous ?
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